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1 novembre 2008 6 01 /11 /novembre /2008 15:22

par Jacques Musset, le 7 décembre 2005, au lendemain de la sépulture de Pierre-Antoine. Texte paru dans son livre Les chemins de la naissance à soi-même. Un itinéraire spirituel " (Paris, Karthala, juillet 2007, 182 p., collection " chrétiens en liberté "), reproduit avec son autorisation.

Pierre-Antoine vient de mourir brutalement à l’âge de 51 ans. Nous fêtions, il y a un mois, le vingt-cinquième anniversaire de son mariage avec Françoise. Ils avaient rassemblé leurs familles et leurs nombreux amis. Ce fut une très belle fête, joyeuse, pleine d’entrain, dans une ambiance détendue de paix et de sérénité. P.A. semblait en bonne forme, attentif aux uns et aux autres, pétillant d’humour et de bonne humeur, habité par une joie profonde, celle du chemin parcouru et des mille découvertes qu’il avait faites durant ce quart de siècle très riche familialement, amicalement et professionnellement.

J’ai appris avec stupeur la nouvelle de sa mort à laquelle je ne m’attendais pas le moins du monde. Il était en pleine force de l’âge, en possession de tous ses moyens intellectuels, riche d’une expérience humaine mûrie par la confrontation aux événements et par l’exercice de ses responsabilités professionnelles, et animée de nombreuses passions (la mer, la musique et le chant) en dehors de son métier qui pourtant l’accaparait grandement.

Je me suis rendu hier soir chez lui, j’avais besoin de lui rendre une dernière visite. Qu’ai-je vu ? Son corps inerte allongé sur un lit, semblant dormir, les traits du visage reposés, détendus, comme concentrés sur une méditation intérieure indéfinie. Quel contraste avec le Pierre-Antoine si vivant, actif, enjoué en perpétuel mouvement ! Pierre-Antoine est mort. Il n’est plus. Ce corps qui est là a été le sien mais Pierre-Antoine s’est absenté définitivement ! Il est parti en quelques minutes. La vie s’est échappée de lui irrémédiablement. Je n’entendrai plus son rire singulier, je ne verrai plus son visage chaleureux et rieur, je ne lui parlerai plus dans le face à face.

Que devient cette vie qui, une heure avant sa mort, l’habitait, non pas la vie physique, mais ce qui faisait qu’il était cet individu unique avec ses richesses d’intelligence, ses capacités d’adaptation, sa puissance d’affection et d’amitié qui le rendait si attachant, sa faculté de gérer une équipe d’hommes et de femmes au travail, son goût pour la rencontre et l’échange, sa passion pour la musique, la mer, mais aussi pour la recherche spirituelle, qui faisait de lui un perpétuel nomade en quête du sens de sa vie ? Que devient ce qui était en lui spécifiquement humain et qui, tout en utilisant les réseaux d’ordre physiologique comme courroies de transmission  et d’expression, les transcendait infiniment ? Car le plus ne peut se réduire au moins dont il a pourtant absolument besoin. Alors où passe ce spécifiquement humain qui constitue le mystère particulier de chaque être dès lors qu’il s’humanise un tant soit peu ?

Les réponses traditionnelles ne me satisfont pas. Les unes, issues de la pensée grecque, disent que nous avons une âme spirituelle immortelle créée par Dieu à la conception et qui subsiste après la mort. Le corps ne serait que l’enveloppe de cette âme. La tradition judéo-chrétienne ajoute que l’âme du défunt, en fonction de la qualité de sa vie antérieure, rejoint le monde divin, s’attarde au purgatoire pour se purifier ou va en enfer. Elle ouvre un avenir supplémentaire à cette âme en lui promettant la résurrection de la chair au dernier jour. Les bouddhistes disent que l’esprit en nous ne meurt pas mais se réincarne jusqu’à son éveil total à son être véritable. D’autres encore affirment qu’à la mort d’un humain, rien de lui ne subsiste sinon son souvenir chez d’autres êtres ; pour eux, l’humain est né d’un développement par paliers au sein du règne des vivants évolués, développement consécutif à la nécessité de s’adapter au milieu pour survivre ; l’esprit issu de la matière retournera à la matière.

Toutes ces hypothèses sont logiques, toutes tentent d’introduire du sens dans ce qui apparaît insensé. Toutes, sauf la dernière, s’efforcent de conjurer l’angoisse chez les survivants privés de la présence d’un être cher. Elles jouent de fait pour eux un rôle compensatoire par rapport à l’absence de l’aimé et à la douleur de sa perte. Au regard de ces conceptions, tout n’est pas perdu ! Mais qu’en sait-on au juste ? Sur quoi s’appuient ces affirmations, sinon sur le besoin d’expliquer et de rendre intelligible l’inexplicable ?

Reste donc pour moi l’interrogation posée précédemment : quand l’être humain meurt que devient la réalité qui en lui ne s’exprime qu’incarnée et qui pourtant par nature ne se réduit pas à la dimension corporelle qui lui est indispensable ? S’efface- t-elle ? Se volatilise-t-elle ? Dans le cas contraire, sur quel appui subsisterait-elle ? Où ? Comment ?

Mais au fait, quand l’heure de la mort sonne-t-elle exactement ? Lorsque le cœur s’arrête de battre ? Est-ce si sûr ? En effet, quand des humains sont en train de terminer leur vie dans des conditions de dégradation psychique irrémédiables, que reste-t-il d’humain en eux au fur et à mesure que le dépérissement de leurs facultés mentales et affectives progresse, que leurs capacités relationnelles s’estompent jusqu’à devenir inexistantes ? Ces réalités que deviennent-elles ? La personne désorientée totalement, en position fœtale, qui crie, qui ne contrôle plus son corps, qui ne peut plus s’alimenter, qui ne reconnaît plus ses proches, est-elle la même que celle qui, quelques années auparavant, était si avenante, si entreprenante, si curieuse de tout, si douée pour la musique ou l’astronomie ? La vie intellectuelle, affective et spirituelle qui était la sienne propre et qui est maintenant disparue, est-elle cachée derrière les apparences ou s’est-elle évanouie purement et simplement ? Autrement dit, ce qu’on voit de cette personne que l’on a connue, aimée et dont on a reçu, est-ce réellement cette personne ou la trace physique de cette personne ?

Je repense à la galerie de gens très âgés qui peuplaient le pavillon de long séjour où séjournait ma cousine Thérèse que j’allais voir de temps à autre. Un couloir imprégné de l’odeur d’urine, des portes ouvertes d’où s’échappaient des plaintes, des gémissements, des appels informes ; derrière ces portes, des vieillards ceinturés sur leur fauteuil, le regard vide, ou recroquevillés sur leur lit les cheveux hirsutes, le corps recouvert d’un drap bouchonné…Que reste-t-il d’humain dans ces corps délabrés, ces têtes absentes, ces bouches incapables de prononcer quelques paroles sensées, ces mines hagardes ? Quelle différence avec un corps mort dont le cœur a cessé de battre et d’où s’est échappé toute respiration ? Les premiers conservent une vie végétative, des possibilités de mouvement, tandis que le second privé de toutes ses fonctions vitales qui sont définitivement arrêtées est inerte et n’est plus qu’un amas de cellules en marche vers la décomposition. Mais malgré ces différences physiologiques spectaculaires, ces deux situations n’ont-elles pas un point commun qui les rapproche infiniment plus que ce qui les sépare : dans l’un et l’autre cas, ce qui fait la spécificité d’une vie humaine, sa singularité parmi les autres espèces, a disparu irrémédiablement.

A quoi sert-t-il dès lors de défendre bec et ongles la vie de quelqu’un d’où l’humain s’est retiré, à commencer par la sienne si un jour on se trouve dans pareille situation ? Sauf à croire (de foi) que subsiste dans l’être privé de ses facultés une âme spirituelle qui garde la mémoire de ce qui a été humainement vécu auparavant, tout en étant empêchée de s’exprimer à cause de ses circuits défaillants de communication, invoquer en ce cas le respect et la dignité de la vie, est-ce un argument recevable ? La démonstration reste à faire. En tout état de cause, en admettant même cette hypothèse, à quoi servirait-il de prolonger la vie, du moins sa propre vie, dans la mesure où l’on est dans l’incapacité de vivre humainement ? Comment justifier cette vie en prison ? En ce qui me concerne, je souhaite que si je suis dans cet état d’incapacité totale de penser, de m’exprimer et d’établir des relations avec autrui, on m’aide à " tourner la page ", car je suis déjà mort, même si " cérébralement, cardiaquement, pulmonairement " la mécanique marche encore !

Mais revenons à la question première : que je sois mort-vivant ou mort " cérébralement ", que devient le " capital " d’humanité que j’aurai pu " engranger " durant mon bref passage sur la terre en m’efforçant de vivre éveillé, responsable, attentif aux autres, en expérimentant qu’en tout cela je me suis humanisé, en étant parfois étonné voire émerveillé des maturations qui se sont produites en mes terres en dépit de ce fond sans fond qui les constitue, héritage où se mêlent contradictions, médiocrités, peurs et ambiguïtés ? Je ne sais pas répondre. Et pourtant j’ose me formuler une réponse dont je sais qu’elle relève de l’invérifiable mais qui me satisfait mieux que les réponses classiques, celles des religions et celles de l’agnosticisme et de l’athéisme évoquées plus haut. Elle me paraît avoir une certaine logique elle aussi, mais à la différence des autres, elle me semble davantage honorer certaines dimensions de l’expérience vécue et, de plus, je parviens mieux à me la représenter. Je n’arrive pas en effet à imaginer l’âme immortelle qui " s’envole "  après la mort et qui passe devant le tribunal divin pour recevoir son affectation ; je ne parviens pas à concevoir la résurrection de la chair qui redonne à chacun sa pleine identité (même après avoir été dévoré par un requin ou réduit en cendres par l’incinérateur du crématorium) ; de même, les affirmations massives des prédicateurs sur la vie éternelle où se retrouveront proches et amis pour un bonheur sans fin me laissent sceptique : elles sentent un peu trop le désir de gommer la condition de finitude de l’homme et d’aider les survivants à faire " en douceur " leur travail de deuil.

Quant à la tradition bouddhiste qui soutient que l’esprit non éveillé du mort transite à travers une série de corps successifs jusqu’à son éveil total, j’en vois la logique mais cette manière très ingénieuse et concrète de concilier la responsabilité individuelle avec un devenir heureux pour l’homme pose d’autres problèmes : par exemple, puisqu’il n’y a pas de " Dieu " dans le bouddhisme, qui " manage " la grande transhumance des esprits ? On me dira que c’est un mystère, que je suis simpliste. Mais personne ne m’a encore éclairci les idées sur ces questions. Mes doutes et ma réserve s’accroissent même davantage en entendant des prêtres ou des libre-penseurs affirmer sans sourciller, avec une assurance sans pareille, ce qu’ils sont incapables de démontrer !

Pour ma part, j’avance précautionneusement sans certitude absolue. Mon explication est inspirée des perspectives de Marcel Légaut qui, tout en étant croyant en " Dieu " (on verra lequel), se méfiait viscéralement des constructions échafaudées sur le vide. Pour lui, le primat était accordé à l’expérience vécue et, à partir de là, il observait ce qui se passait en lui, il s’interrogeait et balbutiait des hypothèses. La réalité vécue, c’était sa vie qu’il a cherché à conduire le plus possible avec vérité. Ce qu’il observait, c’était une maturation intérieure jamais terminée, toujours en chantier qui l’étonnait et l’émerveillait, alors qu’il avait une vive conscience de ses limites. Son interrogation était la suivante : comment, moi homme si fragile et improbable, si conditionné et vulnérable, m’est-il possible de vivre de telles transformations intimes, de poser de tels choix ? Quelle énergie existe-t-il en moi qui rende possible la traversée de seuils jugés auparavant problématiques et impossibles ? Comment cet être que je suis, issu de la matière, plongeant ses racines dans le monde animal, est-il capable de vivre des merveilles d’humanité ?

Légaut, constatant qu’en lui " l’homme passe l’homme ", formule alors, sur la pointe des pieds, une hypothèse : il croit pouvoir avancer que cette énergie intime, cette action souterraine qui l’inspire au plus profond de lui-même est de " Dieu ", sans d’ailleurs pouvoir donner à ce mot un contenu précis, sinon qu’il nomme ainsi la réalité inspirante de ses choix et de son devenir humains, qui sont pleinement de lui et qui pourtant dépassent à ses yeux ses possibilités (Devenir soi, pp 129-137). Et il poursuit : à la mort, seul ce qui aura été humanisé dans l’homme demeure ; le reste, ce qui relève de la figuration et des apparences s’évanouira. Mais il n’affirme pas pour autant une survie individuelle de l’âme et une promesse future de résurrection. La mort affecte l’être humain dans sa totalité. Ce qui subsiste selon lui de l’être humain qui se sera humanisé au cours de sa vie demeurera dans la " mémoire " de " Dieu ", coauteur avec l’homme de l’oeuvre humaine de sa vie. Ainsi la position de Légaut concilie pour moi la reconnaissance de la finitude radicale de l’homme et la sauvegarde de ce qui se sera humanisé en lui. L’accomplissement de l’homme après la mort se fera en " Dieu " en même temps que " Dieu " s’enrichissant de cette humanité s’accomplira lui aussi dans un mouvement sans fin. Simple vue de l’esprit que cette conception aussi indémontrable que les autres ? Peut-être bien. Elle tente en tout cas de rendre compte à sa manière d’un vécu avec lequel Légaut ne veut pas tricher et d’une conviction que tout ce qui se sera humanisé dans un être ne peut disparaître purement et simplement. Au-delà de la trace concrète que l’être humain peut laisser dans les mémoires de ceux qui le suivent et dans l’avènement d’un monde plus humain, Légaut pense pouvoir affirmer davantage, au sein de sa démarche existentielle.

Au bout du compte, tout en gardant la question ouverte, l’important ne serait-il pas pour chacun de nous de cultiver, tant que nous sommes vivants  autant que nous le pouvons, cette qualité d’humanité qui fait notre grandeur et notre dignité ? De faire, avec étonnement et reconnaissance, l’expérience de cette émergence de l’humain en nous et chez autrui. D’en vérifier la fécondité. D’en éprouver une joie profonde. " Vivez tant que vous êtes vivants ! ", clame Jean Sulivan à longueur de pages. C’est un beau programme qui ne résout pas l’énigme du devenir après la mort de l’œuvre humaine réalisée en chaque être humain. Mais il se suffit à lui-même et a de quoi donner sens à une vie (1). Le reste, s’il existe, sera donné par surcroît !
(1) POHIER Jacques, Dieu fractures, Paris, éd. Le Seuil, 1985. 1ère section de la 2ème partie : La mort.

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